Qui vive ? Le communisme !
Annoncer Gaza (1)
(François Nicolas, dimanche 6 janvier 2013)
(fichier format pdf à télécharger : http://www.egalite68.fr/Qui-vive/Annoncer-Gaza-1.pdf)
Calendrier et plan de notre visite..................................................................................................... 2
Calendrier..................................................................................................................................... 2
Carte de nos visites........................................................................................................................... 5
Orientation générale........................................................................................................................ 6
Cinq moments............................................................................................................................... 6
Huit rencontres plus marquantes.................................................................................................. 7
Impressions générales....................................................................................................................... 7
Stade............................................................................................................................................. 8
Une réserve…................................................................................................................................ 8
Vivre/survivre............................................................................................................................... 9
Les Palestiniens vivent, les Israéliens survivent............................................................................ 9
Victoire......................................................................................................................................... 9
Négociation armée...................................................................................................................... 10
Éducation.................................................................................................................................... 10
« L’an prochain à Jérusalem ! »................................................................................................. 11
« Arabe ».................................................................................................................................... 11
« Musulman ».............................................................................................................................. 11
« Nation »................................................................................................................................... 11
Deux catégories palestiniennes plus mystérieuses....................................................................... 12
Hamas......................................................................................................................................... 12
Hypothèse générale........................................................................................................................ 14
Des suites........................................................................................................................................ 15
Invitations................................................................................................................................... 15
Un retour.................................................................................................................................... 15
Compte rendu de trois rencontres très frappantes........................................................................ 15
Beit Hanoun................................................................................................................................ 15
Khan Yones................................................................................................................................. 17
Un pêcheur.................................................................................................................................. 21
Cinq autres rencontres marquantes............................................................................................... 21
Rencontre musicale à l’école
de musique de Gaza...................................................................... 21
Rencontre au Caire avec
les activistes égyptiens........................................................................ 26
Rencontre d’écoliers,
lycéens et étudiants de Gaza-ville............................................................ 26
Rencontre de handicapés
de guerre............................................................................................ 26
Rencontre des paysans de
Jouhr Al-Dik..................................................................................... 26
*
J’entame ici le compte rendu d’une brève
enquête (26 décembre 2012 – 1° janvier 2013) menée à Gaza dans le cadre de la dernière « Mission ‘Bienvenue en Palestine’ » qui a rassemblé 70 Occidentaux (dont une soixantaine venus de France)
et 25 Égyptiens.
Voir « Enquête à Gaza – Noël 2012 » et « Annoncer Gaza (0) –
jeudi 3 janvier 2013 »
Ce premier numéro en présente les grandes lignes. Les numéros suivants complèteront ce premier envoi.
J’ai dû privilégier la rapidité. L’expression et la formulation s’en ressentent parfois. Je tâcherai, plus tard, de reprendre tout cela en un style plus « soutenu ».
—
Arrivée
générale au Caire.
—
Rencontre
l’après-midi avec les militants égyptiens.
—
Puis
meeting et concert de solidarité avec la Palestine :
—
Départ du
Caire à 8 heures.
—
Arrivée à
la frontière égyptienne de Rafah [رفح] {ra-faH} vers
14 h 30.
—
Entrée
dans la bande de Gaza (17 h 30) et accueil au mémorial des victimes
de la dernière attaque israélienne en novembre dernier.
—
Arrivée à
l’hôtel Palestine à
Gaza (19 heures) :
Visite de l’hôpital
Al-Shifa [1]
[الشفاء] {al-chi-fâ’}. Remise des médicaments et distracteurs apportés.
Visite de la
ville de Gaza
Beit Hanoun [2]
(au nord de la bande de Gaza) [بيت حانون] {baytu Hâ-nûn} : rencontre et dîner avec l’association des femmes brodeuses (Family Development
Association).
—
École
primaire Hasan Al-Basri [3] (au centre de Gaza) [الحسن البصري] {al-Ha-san al-baS-rî}
—
Lycée Al
Kamel [4] (mitoyen de l’école précédente) [الكامل] {al-kâ-mil}
—
Université
Islamique de Gaza [الجامعة
الاسلامية - غزة].
Rencontre avec des étudiants des différentes universités de la ville qui
apprennent le français.
Khan Younes [5]
[خان
يونس] {Xân yû-nis} :
visite du camp de réfugiés puis de la ville.
—
Exploration
du ciel avec l’astrophysicien Suleiman Baraka [سـليمان بركة] (chaire d’astronomie de l’Unesco) sur le terrain de l’université Al-Aqsa [6]
[الاقصى] {al-‘aq-Sâ}.
—
Rencontres
à l’hôtel avec l’animateur de la Radio des enfants à Gaza puis avec
l’association de réhabilitation par le sport des handicapés de guerre de la
bande de Gaza.
Rencontre avec
les pêcheurs et leur syndicat. Visite du port de Gaza-ville puis de celui de Derbalah [دير البلح] {dayr al-balaH} [7].
Regroupement au mémorial en hommage à Vittorio Arrigoni
Rencontre avec
l’association Ewash
(Emergency Water, Sanitation and Hygiene group). Diaporama sur la contamination de la nappe
phréatique, seule source d’eau pure dans la bande de Gaza.
Visite de l’école de
musique de Gaza
devenue, depuis le printemps dernier, la cinquième composante du Conservatoire National de musique
Edward Saïd de
Palestine. Réception par le Directeur Ibrahim Najjar [ابراهيم النجار] puis rencontre musicale avec Khamis
Abu Sha’ban [خَـمِيـس أَبُوشَعْـبَان], d’autres enseignants et élèves.
Rencontre des
agriculteurs vivant dans la « zone tampon » à Jouhr
Al-Dik [8]
(au Nord-Est de la bande de Gaza) [جحر الديك] {juH-ru/l-dîki}. [9]
—
Réception
à Gaza-ville par le Ministre des Sports, de la jeunesse et de la culture, M.
Mohammed Al Madhoun [محمد المدهون].
—
Netzarim (ancienne colonie israélienne) :
match de football avec une équipe palestinienne. Remise des équipements
sportifs apportés par notre délégation.
Réception de
nombreuses familles palestiniennes à l’Hôtel Palestine par notre délégation.
Départ en
autocars pour retourner à la frontière égyptienne.
Arrivée au Caire le soir.
360 km2 : 41 km de long sur 6 à 12 km de large.
100 km de frontières dont 10 avec l’Égypte, 50 avec Israël et 40 de côtes
1,7 millions d’habitants dont les 2/3 de réfugiés.
Gaza-ville = 500.000 habitants - Khan Younes : 400.000 habitants
Je partais avec une sourde inquiétude :
la cause palestinienne serait-elle désormais une cause perdue ? Le
Palestinien serait-il « le dernier des Mohicans » ? S’agirait-il
aujourd’hui d’accompagner dignement ce peuple dans son ultime retraite ?
Cette enquête serait-elle condamnée à la
nostalgie, voire à la mélancolie ?
J’appelle nostalgie l’affect qui accompagne la disparition de l’objet désiré.
J’appelle mélancolie l’affect qui accompagne la disparition du désir de l’objet.
La nostalgie
relève d’un désir devenu sans objet, la mélancolie d’un objet désormais sans
désir.
Si Palestine est
bien le nom d’une Idée (Idée de pays et de terre, de peuple…), alors ce nom
est-il nostalgiquement devenu sans objet réel, est-il mélancoliquement devenu
impuissant à susciter un vrai désir militant (qui ne soit pas fait d’excitation
vaine et de rhétorique convenue) ?
Ce voyage m’a convaincu que Palestine peut être encore un nom qui nous précède, un nom qui annonce une
invention, un nom qui pourrait préfigurer une nouvelle étape dans l’histoire
politique de l’humanité.
Je veux ici rendre compte de cette hypothèse,
qui s’est progressivement imposée à moi au fur et à mesure de ce voyage.
Pour le faire, j’alternerai compte rendu des
faits marquants (pour moi en tous les cas) et réflexions plus générales.
Ce voyage a, pour moi, pivoté autour de cinq
moments dont trois ont été affirmatifs, et deux négatifs (ou critiques).
Les trois moments affirmatifs ont consisté en trois rencontres :
·
celle des femmes et jeunes filles de Beyt
Hanoun ;
·
celle du camp de réfugiés de Khan Younes ;
·
celle d’un pécheur de Derbalah.
J’y reviendrai en détail : ils le
méritent.
Les deux moments personnellement critiques –
que je détaille ici un peu pour ne plus avoir ensuite à y revenir - ont
tenu :
·
à la visite de l’hôpital Al Chifa :
je me suis discrètement refusé à me prêter au jeu de l’horreur exhibée en ne
rentrant pas, comme la majorité du groupe et comme nous y invitait le médecin,
dans les chambres des enfants blessés et handicapés par la dernière attaque
israélienne ; je ne pense pas que l’exhibition de l’horreur soit
politiquement fructueuse (toute horreur tétanise la pensée au lieu de la
stimuler, et n’importe quel camp peut aisément y recourir, sans que cela
instaure une quelconque ligne de démarcation politiquement solide) ; j’ai
préféré rester dans les couloirs, ouvrant tout grands mes yeux et j’ai été
récompensé de mon orientation par cette apparition d’une femme, sortant d’une
chambre, que je n’ai pu m’empêcher de photographier : Cléopâtre à Gaza !
·
à la réception organisée par
l’association Ewash, dans le salon luxueux d’un grand hôtel de Gaza : je
me suis discrètement éclipsé à la fin de leur exposé sur les problèmes d’eau
quand ont été distribués boissons et gâteaux, parfaitement obscènes après
l’exposé précédent sur les malheurs de la population gazaouie ; cette
association regorge visiblement d’argent pour mener des études dont les
conclusions d’action sont dérisoires (« Faites pression sur vos
gouvernements pour qu’ils fassent pression sur le gouvernement israélien ! » :
la belle affaire que de faire pression sur Hollande pour qu’il fasse pression
sur Netanyahu !) et je ne me voyais pas manger de ce pain-là sur le dos
des Gazaouis.
Je relève ces deux pas de côté – que j’ai
posés quasiment seul mais sans en faire une affaire publique - car ils
traçaient somme toute une ligne de démarcation entre ma propre orientation
idéologico-politique lors de cette enquête et celle de bien d’autres
participants qui semblaient plus facilement que moi se contenter d’une dénonciation
de l’adversaire israélien, lequel, il est vrai, ne cesse de fournir des
occasions de dénoncer son abjection – j’y reviendrai.
Les rencontres marquantes faites lors de ces
quatre jours – rencontres nombreuses et diversifiées, ce qui souligne
l’intelligence du programme conçu par les responsables de cette Mission en
Palestine – sont au nombre de huit. Chronologiquement :
1. rencontre au Caire avec les activistes
égyptiens ;
2. rencontre des femmes et jeunes filles
de Beit Hanoun ;
3. rencontre des écoliers, puis des
lycéens, puis des étudiants de Gaza-ville ;
4. rencontre du camp de Khan Younes ;
5. rencontre à l’hôtel avec l’association
de réhabilitation par le sport des handicapés de guerre ;
6. rencontre en bords de mer avec les
pêcheurs de Gaza-ville puis de Derbalah ;
7. rencontre musicale à l’école de musique de Gaza ;
8. rencontre des paysans de Jouhr Al-Dik.
Comme indiqué plus haut, les trois rencontres
n°2, 4 et 6 ont été pour moi les plus déterminantes.
Avant de détailler toutes ces rencontres,
voici mes impressions générales sur la bande de Gaza.
Le territoire est grand. Il apparaît d’autant plus grand que, les
routes étant très défoncées, les parcours prennent plus de temps.
Le territoire est divers : il n’y a pas
de continuité urbaine.
La situation interne est fortement
contrastée : Gaza-ville est privilégiée (en termes d’électricité, de
magasins, de commodités) quand le sud est plus pauvre, d’autant qu’il semble
avoir été négligé de longue date par l’Autorité palestinienne, que ce soit à
l’époque d’Arafat et de l’OLP (voir à ce titre le livre sévère et cruel de
Hassan Balawi : Gaza dans les coulisses du mouvement national
palestinien ; Denoël, 2008) qu’aujourd’hui avec
le Hamas (ce dernier point serait cependant à confirmer par une enquête plus
pointue).
À Gaza-ville, la situation en première
approche ressemble par bien des points à celle en différents quartiers de
Beyrouth (aux problèmes d’électricité près) : l’espace public est livré au
chaos de la circulation ; même impression d’une antique couche féodale
(grandes familles ou clans se retranchant dans des espaces privés plus riches)
à laquelle se superpose une couche capitaliste ordinaire (marchandises,
publicité, voitures…).
Les effets des attaques israéliennes de
novembre-décembre ne se donnent pas comme une destruction générale : ce
n’est pas Dresde ! Les frappes ont détruit des pâtés de maison
spécialement ciblés (sans compter les bavures afférentes, involontaires ou
volontaires : cela permet de montrer à la population qu’elle n’est nulle
part à l’abri).
Les frappes visent bien d’autres objectifs que
militaires : il s’agit visiblement pour Israël de détruire tout embryon
d’autorité étatique, de semer l’insécurité, de décourager les gens qui restent,
d’effacer leur mémoire et de leur signifier que leur avenir est dans l’exil.
Un exemple frappant de ce point est la
destruction systématique du bâtiment délivrant les papiers d’identité (il a
visiblement fallu plusieurs missiles pour le raser et il ne saurait donc s’agir
ici d’erreur de tirs) qui laisse à ciel ouvert dans les ruines des photos
d’identité et papiers administratifs qu’il nous a été possible de découvrir et
même d’emporter (avec l’accord bien sûr de nos accompagnateurs officiels).
Voici un exemple des imprimés d’identité que
cette barbarie israélienne vise à disperser et détruire en sorte que les
Gazaouis deviennent sans nom et sans généalogie :
Îmâne, née le 30 juillet 2007 Bâsil, né le 19 octobre 2006
Un autre exempe frappant de cette volonté
israélienne de mettre les Gazaouis à genoux se trouve dans la destruction
récente du seul stade moderne de foot. Il suffit de parcourir ce stade pour
voir qu’il a fallu expédier au moins trois missiles distincts (les cratères
sont clairement séparés) pour détruire les tribunes. Là encore, on ne saurait
plaider ni l’erreur ni l’objectif militaire. Voici les trois impacts :
Comment nommer la situation réservée par
Israël à la bande de Gaza ?
« Prison à ciel ouvert » ne me
semble pas convenir : des prisonniers ne disposent pas de bus et de
voitures, d’armes et de téléphones.
« Camp de concentration » convient
encore moins.
« Ghetto » semble mieux ajusté, mais
je n’ai jamais pour ma part visité de ghetto et ne sais donc à quoi cela
pouvait exactement ressembler.
Le nom qui s’est imposé pour moi est celui de
« réserve » - comme il y a en Afrique de larges réserves naturelles
pour animaux, précisément délimitées et régulièrement contrôlées par incursion
de véhicules armés destinés à réguler la population animale. Il y a de même des
réserves d’Indiens aux États-Unis, des réserves d’Aborigènes en Australie et il
y eut des bantoustans opérant comme réserves d’Africains noirs pour l’Afrique
du sud raciste. Tout de même, la bande de Gaza ressemble à une réserve de
Palestiniens organisée par Israël : ils peuvent y survivre comme ils
veulent pourvu qu’on n’en entende plus parler.
Ceci dit, Israël a visiblement une politique
systématique non pas de génocide ou d’extermination mais de lent étouffement, de
progressif étranglement : il s’agit de resserrer petit à petit les
ressources de cette réserve en sorte que les « animaux » palestiniens
qui la peuplent en soient réduits à émigrer, à entamer une transhumance loin de
cette terre.
Le point tout à fait remarquable est que cette
politique israélienne échoue !
En effet, les Gazaouis arrivent à contourner
une partie du blocus grâce aux tunnels creusés à la frontière égyptienne (plus
de 1.000 dit-on), somme toute exactement comme en son temps avait procédé le
ghetto de Varsovie (et sans doute bien d’autres ghettos de l’Histoire).
La situation à
Gaza est ainsi bien différente aujourd’hui de ce qu’elle était aux lendemains
des bombardements israéliens de « Plomb durci » début 2009. Les
Gazaouis sont repartis de plus belle pour nettoyer, reconstruire (avec les
moyens du bord), creuser plus de tunnels, etc. Finalement, chaque attaque, une
fois passée, ne fait que relancer la résistance opiniâtre de Palestiniens ne
voulant pas quitter leur terre, préférant y mourir que d’en partir.
Plus généralement, l’attachement des Gazouis à
leur sol – et sans doute plus largement des autres Palestiniens – est ici très
frappant : j’ai rencontré plusieurs Gazaouis qui, après s’être formés à
l’étranger, avaient choisi de rentrer pour contribuer à la vie intellectuelle
et pratique de leur pays, refusant ce faisant la corruption par l’argent que
les Américains déversent sur les Palestiniens les plus doués.
J’ai même visité un studio d’enregistrement en
plein Gaza (Asayel) qui regorgeait de
matériel hautement perfectionné (telle une console numérique de mixage de 28
pistes !) : visiblement, son responsable avait choisi de mettre sa
richesse et sa débrouillardise au service de Gaza plutôt que d’aller monter son
studio dans un autre pays arabe. Inutile d’insister sur le fait qu’il le payait
assez cher en termes de marché et de collaboration – d’où le projet élaboré
avec lui de lui faire rencontrer des ingénieurs du son français susceptibles de
stimuler son activité.
D’un côté, la richesse du studio apparaissait
un peu scandaleuse au regard de la pauvreté des camps. Mais d’un autre côté, le
fait qu’une personne comme lui choisisse d’investir à Gaza plutôt que
d’émigrer, décide de lier son sort à celui de ce territoire constitue une
chance énorme pour la Palestine – songeons au nombre de riches Français qui, à
l’inverse, ont pris, depuis la Révolution, l’habitude d’émigrer pour préserver
leur fortune, privilégiant ainsi la conservation de leur statut social sur
l’intérêt collectif national.
Au total, tout ceci m’a amené à la conclusion
suivante : ceux qui vivent vraiment, pleinement, ce sont les Palestiniens
– en l’occurrence les Gazaouis – et ceux qui survivent, ce sont les Israéliens.
J’appelle survie une existence esclave de la peur de mourir.
J’appelle vie une existence libre qui ne se soucie pas de la mort. [10]
Le point frappant : les Gazaouis n’ont
pas peur de mourir (ce n’est pas pour autant qu’ils recherchent le martyre,
mais seulement qu’ils acceptent la possibilité de mourir sans accepter que leur
vie puisse être guidée par le souci quotidien d’éviter une telle mort) quand
les Israéliens vivent dans la peur de mourir. Il est clair que ce point a été
décisif dans la victoire remportée par le Hamas contre Israël dans les deux
« guerres » de 2008 et 2012 : Israël ne peut espérer contrôler
Gaza que par des opérations terrestres et pas seulement par des bombardements,
ce qui implique alors l’engagement de l’infanterie et finalement des combats au
corps à corps fortement meurtriers ; or Israël ne peut visiblement plus se
permettre de perdre 2.000 soldats dans une telle guerre là où les Palestiniens
en acceptent la possibilité.
Dans ces conditions, ce sont les Palestiniens
qui inéluctablement l’emportent subjectivement.
Il est ainsi frappant que tous les Gazaouis
rencontrés tiennent que la dernière attaque israélienne s’est soldée par une
victoire palestinienne.
Pourquoi ?
D’abord parce que les Gazaouis n’ont pas,
cette fois, eu peur comme ils avaient eu peur lors des premiers bombardements
de 2008 [11] : à
l’époque, ils s’étaient terrés dans leurs maisons ; cette fois-ci, ils ont
continué de vaquer à leurs occupations comme si de rien n’était.
Ensuite, parce que la trêve négociée par le
Hamas a permis des gains substantiels pour les Gazaouis :
·
les pêcheurs ont d’abord obtenu un
doublement de leur zone de pêche (passage de 3 à 6 miles [12]) ;
·
ensuite la zone frontalière interdite par
Israël s’est réduite des 2/3 (de 300 mètres à 100 mètres), ce qui, compte tenu
de la qualité des terres agricoles concernés, constitue un gain très
appréciable de terres cultivables ;
·
enfin, les Gazouis ont obtenu une
réduction sensible des drones (pour ma part, je ne suis jamais arrivé d’oreille
à en repérer un seul, y compris la nuit lorsque les bruits de la ville étaient
alors atténués).
Les Gazouis sont ainsi convaincus d’avoir
engrangé une victoire et, comme l’on sait, en matière de guerre, le sentiment
de la victoire constitue la victoire elle-même puisqu’une victoire relève d’un
phénomène subjectif bien plus que d’une objectivité platement militaire
(rappelons-nous la guerre d’Algérie où la France avait gagné
« militairement » la guerre mais l’avait « politiquement »
perdue [13]).
Il semble ainsi que les Gazaouis vivent la
situation comme une sorte de « négociation armée » - un peu, toutes
proportions gardées, comme les paysans de la FNSEA commençaient leur
négociation syndicale avec la Préfecture par quelque saccage de bureaux en
sorte d’aborder la négociation en position de force subjective…
Plusieurs Gazaouis m’ont ainsi dit que la
troisième « guerre » (après les 21 jours de « Plomb durci »
en 2008-2009 et les 8 jours d’attaques israéliennes en novembre-décembre 2012)
devrait leur permettre de supprimer les 100 mètres restant dans la zone-tampon
et de gagner de nouveaux miles nautiques [14].
Les Palestiniens sont d’autant moins des
« Indiens » ou des « Aborigènes » qu’ils misent sur l’éducation
et s’avèrent ainsi disposer de compétences très en pointe, en particulier en
informatique (les Égyptiens du meeting au Caire déclaraient ainsi que les
Palestiniens étaient les meilleurs au monde en informatique).
L’école est gratuite pour tous et tout enfant
palestinien, fut-il dans un camp, apprend avec sérieux et application. On voit
régulièrement le long des routes des cortèges d’enfants (garçons le matin,
filles l’après-midi) qui se rendent à pied à l’école.
Plusieurs responsables palestiniens nous ont
ainsi indiqué que cette orientation vers l’éducation de tous relève d’une
décision, fermement maintenue depuis plus de 50 ans.
D’où la quantité de médecins palestiniens,
d’avocats, d’informaticiens, etc., somme toute comme si les Palestiniens reprenaient
à leur compte l’ancienne orientation juive (où il n’y avait pas de famille qui
ne vise à compter son médecin, son avocat, son homme d’affaire…).
Les Palestiniens, ainsi, diffèrent en tous
points, face aux Israéliens, des Amérindiens face aux conquistadors ou aux
émigrants irlandais comme ils diffèrent des Aborigènes d’Australie face aux
émigrants anglais : les Indiens et Aborigènes étaient attachés à leurs
cultures ancestrales et ne comprenaient pas la culture des colons venus les
chasser de leurs terres.
Les Palestiniens ne semblent pas non plus
pouvoir être corrompus par l’alcool comme l’ont été Amérindiens et Aborigènes.
Ils comprennent parfaitement les Israéliens au point même qu’on peut tenir que
les Palestiniens comprennent mieux les Israéliens que ceux-ci ne comprennent
ceux-là.
Les Palestiniens ainsi ne sont pas repliés sur
des cultures ancestrales mais sont de plein pied dans la modernité
technologique, y étant même parmi les meilleurs dans bien des domaines.
L’analogie entre Palestiniens d’aujourd’hui et
Juifs d’avant le sionisme est très frappante – Schlomo Sand, comme l’on sait,
soutient d’ailleurs que les Palestiniens d’aujourd’hui sont les descendants
directs de la population juive de l’époque romaine qui n’a nullement été
chassée de Palestine (comme la fiction sioniste a entrepris de le raconter),
population qui s’est simplement convertie à l’Islam aux VII° et VIII° siècles.
On l’a déjà vu concernant le ghetto, ou
concernant la décision prise de miser sur l’éducation.
Un trait, en soi plus anodin mais malgré tout
significatif, tient au fait que bien des Palestiniens ont terminé le discours
qu’ils nous adressaient par l’invocation « L’an prochain à
Al-Qods ! » ce qui est très exactement la reprise (variée selon la
religion musulmane) de l’antique exhortation juive « L’an prochain à
Jérusalem ! ».
Ma conviction, de plus en plus
confirmée : le signifiant « arabe » est idéologiquement négatif,
il obscurcit la compréhension de ce dont il s’agit en Palestine comme ailleurs,
il faudrait donc ne plus l’utiliser politiquement.
Le thème de « la Nation arabe »
relève d’un rhétorique obscurantiste qui ne recouvre aucun réel.
Que veut dire « arabe » ?
Si c’est une origine ethnique, elle est très
peu répandue. On le sait pour les pays d’Afrique du Nord, dont la population
est en grande partie d’origine berbère. Pour la Palestine, qui aime à se
reconnaître dans une origine philistine, il faut prendre acte du fait que les
Philistins n’étaient pas des Arabes.
Bref, l’ethnie arabe ne saurait désigner ce
que l’on entend couramment par « pays arabes ».
La bonne définition de ce qu’est être arabe
relève à mon sens de ce hadith de Mohammed : « Est arabe, non pas
celui dont le père ou la mère est arabe mais celui qui parle arabe. »
Le problème est alors : de quelle langue
arabe parle-t-on ici ? Si c’est de l’arabe « littéraire » du
Coran, il faut admettre qu’il n’est plus la langue maternelle de personne, et
qu’il y a progressivement autant de langues arabes qu’il y eut en Europe de
langues latines au cours du bas Moyen Âge.
Quant à la solidarité interne « entre
Arabes », c’est évidemment une fiction intenable : voyez les guerres
civiles. Et quant aux contrastes riches/pauvres, ils sont considérables.
Bref, miser politiquement sur le signifiant
« arabe » me semble une catastrophe et un désastre.
Il faut parler bien plutôt de Marocains,
d’Algériens, de Syriens et de Palestiniens qui, tendanciellement, auront des
langues différentes quoique relevant de la même famille.
Tout de même, le signifiant
« musulman » est aussi vague que le signifiant « chrétien »
et que le signifiant « juif » (au sens religieux du terme).
Les musulmans ne sont pas d’accord entre eux
sur grand-chose, pas plus que les chrétiens, et ils n’ont de cesse de se
déchirer et de se battre.
La grande « nation musulmane » - la
« Umma » - est aussi un leurre.
Bref, la Palestine ne pourra se définir ou se
reconnaître ni comme pays arabe ni comme peuple musulman.
Il lui faut chercher ailleurs sa propre orientation
idéologique.
Le terme de « nation » est trompeur
en langue arabe. Il n’a pas du tout les mêmes connotations qu’en français.
Sans trop m’étendre ici sur ce point, faute de
place et de temps plutôt que d’intérêt, la langue arabe classique recourt à
différentes racines pour parler de nation et de nationalisme.
La nation est dite en arabe par un mot qui
renvoie à la mère (Umma) et qu’on pourrait traduire par « Matrie »,
différenciée de « Patrie ».
Ensuite national, nationalisme, nationalité, etc. renvoie à d’autres
racines.
Bref, le mot « nation » n’opère pas
comme il opère en français, et a fortiori la catégorie d’État-nation ne saurait
avoir la même charge symbolique que chez nous.
La catégorie de terre pour un Palestinien ne
recouvre pas la catégorie homonyme pour un Français (songeons à l’usage qu’en
put faire un Pétain !).
L’attachement des Palestiniens à leur terre
est considérable, et ils ne cessent de le faire valoir. Mais qu’est-ce
exactement à dire en cette circonstance que ce mot « terre » ?
Il me semble – c’est une hypothèse de travail
et d’enquête – qu’il ne s’agit pas là à proprement parler de propriété :
la terre, pour un Palestinien, c’est pas exactement le sol possédé par tel ou
tel. C’est la terre sur laquelle des générations ont travaillé, la terre qu’ils
se sont appropriés par leur travail, par leur mise en valeur du sol, non pour
en jouir par consommation improductive.
Si la terre n’est pas exactement un sol sur
lequel un droit de jouissance s’exerce, qu’est-elle alors pour eux ? Il me
semble qu’elle désigne un espace à partager, en particulier dans le
travail. La terre, c’est ce qu’on peut partager avec d’autres, avec la famille
bien sûr, mais aussi sur laquelle on peut accueillir l’étranger qui passe.
Ce sera peut-être le sol sur lequel une
Palestine d’un type nouveau pourra exister, un sol de coexistence entre
Palestiniens et Israéliens (ne parlons pas d’Arabes et de Juifs car il faudra,
je l’ai dit, en finir avec le mythe des Arabes, des Palestiniens comme
« Arabes », tout de même qu’il est clair que l’identité d’Israélien
n’a plus aujourd’hui grand-chose à voir avec une quelconque identité
« juive »).
Autre catégorie, récurrente et qu’il s’agit
pour moi d’arriver à comprendre, en évitant de la rabattre trop directement sur
son sens usuel en France : celle de souffrance.
Beaucoup de Gazaouis nous ont dit :
« Allez témoigner de notre souffrance, de la souffrance quotidienne,
permanente que l’injustice israélienne fait peser sur nous ! ». Tout
ceci, il va de soi, est déclaré selon une dignité admirable. Ici, nul ton
plaintif. Il s’agit d’hommes, droits, solides, graves, et ces hommes dont on
voit bien qu’on peut compter sur eux viennent publiquement nous déclarer leur
souffrance.
Cette situation est pour moi inédite. Elle
m’interroge aussitôt : « Que nous disent-ils là exactement ? Que
veut dire ‘témoigner d’une telle souffrance’ ? ». Est-ce simplement
témoigner d’une injustice ? Non, à l’évidence, il s’agit de bien plus que
cela. Ces hommes endurent mille injustices et il est évident qu’ils ne
songeraient pas à mettre en avant la souffrance que chacune leur procure.
C’est donc qu’il s’agit là de quelque chose de
tout à fait spécifique.
Il me semble qu’il s’agit pour eux de dire
ceci : « Nous endurons ; les injustices dont nous souffrons sont
permanentes, elles s’accumulent ; nous restons debout sous la charge mais
celle-ci nous enfonce en terre, nous plante dans notre terre bénie. Nous sommes
droits pour ne pas nous briser sous le poids. Nous tenons sous le fardeau de
ces injustices et notre endurance tresse ainsi un temps, une histoire humaine
qui mérite d’être dite l’histoire des Palestiniens. Allez témoigner de la
souffrance que nous coûte cette aventure car vous témoignez ainsi de sa
grandeur. Notre souffrance n’est que le doigt qui montre ce dont il est
vraiment question sur cette terre : un peuple accouchant d’un pays de type
nouveau. »
En Palestine, souffrance rime avec endurance,
constance, permanence, résistance.
Qu’en est-il du Hamas ?
Notre voyage ne comportait pas d’enquête
politique à proprement parler : pas de discussions avec les forces
politiques présentes sur place. Je délivre donc simplement des impressions.
Manifestement, la situation sur place n’est
pas tendue : pas ou très peu d’armes visibles, pas ou peu de tensions
perceptibles dans la rue.
Le Hamas a assuré notre protection (deux anges
gardiens) mais sans contraintes spécifiques. Il nous a laissé parler avec qui
nous voulions. C’est nous qui avons bâti notre programme et il l’a
scrupuleusement respecté.
Les seules fois où nos accompagnateurs se sont
inquiétés, c’est lorsque la foule autour de nous devenait trop dense, mais rien
là, finalement, qu’une inquiétude légitime chez toute personne responsable de
la sécurité : il aurait pu y avoir des vols, ou des provocations.
Certes, le Hamas est un régime autoritaire.
Mais finalement c’est le cas dans tous les pays « arabes » sans
exception. Le Hamas est moins autoritaire d’ailleurs que ce que l’on pouvait
voir dans l’Égypte de Moubarak et dans l’Arabie saoudite actuelle !
Je maintiens pour ma part mon hypothèse
générale : les Frères musulmans (dont relève le Hamas) sont l’équivalent
en terre d’Islam de ce qu’est ou a été la Démocratie chrétienne en terre de
chrétienté. Tout de même que la Démocratie chrétienne a couvert un spectre
politique très large (d’une quasi-extrême droite au Chili de Pinochet jusqu’au
centre gauche en Europe), tout de même les Frères musulmans semblent très divers
entre eux.
Point frappant cependant : un certain
nombre d’indices confirme que le Hamas semble plus attaché à la cause islamique
qu’à celle d’une Palestine unie. En effet le Hamas ne fait pas usage des
symboles de la résistance palestinienne comme le keffieh ou même le drapeau de
la Palestine. Il utilise plutôt son propre drapeau (vert) et ses symboles
(écharpes …) à symboles religieux (mosquée Al-Aqsa de Jérusalem).
La rivalité avec le Fatah est bien réelle mais
ne semble pas actuellement dépasser un cadre pacifique.
Nous avons pu ainsi découvrir une
manifestation du Fatah (drapeaux jaunes, bien visibles) qui rassemblait
tranquillement quelques centaines de personnes dans les rues.
À cette période de l’année, la rivalité
Fatah/Hamas est accentuée par l’anniversaire du 1° janvier 1965 qui marque la
décision de l’OLP d’engager la résistance armée. Le Fatah fête cet
anniversaire, mais pas le Hamas (encore un autre exemple du fait que le Hamas
n’est pas à l’aise avec l’histoire globale palestinienne).
Quand nous étions sur place, on nous disait
que le Hamas avait refusé que le Fatah fête cela dans la rue et qu’il l’avait
confiné dans une salle.
Ceci a été contredit par les faits puisque
j’ai appris depuis que le Fatah a bien rassemblé en plein Gaza des centaines de
milliers de personnes ce vendredi 4 janvier (la célébration de l’anniversaire
avait été déplacée du mardi 1° au vendredi 4). Voir l’article ci-suit.
http://www.maannews.net/eng/ViewDetails.aspx?ID=553379
Hundreds of
thousands gather in Gaza for Fatah anniversary
Published Friday
04/01/2013 (updated) 05/01/2013 20:06
Women wave
Palestinian and Fatah flags during a rally marking the 48th anniversary of the
founding of the Fatah movement, in Gaza
GAZA CITY (Ma'an) -- Hundreds of thousands of Fatah supporters gathered
in Gaza City on Friday to celebrate the 48th anniversary of the nationalist
movement's founding, a Ma'an correspondent said.
Fatah supporters had been amassing at al-Saraya square in Gaza City
since Thursday evening in preparation for the anniversary celebrations, with
rallies taking place across the Gaza Strip overnight and into the early hours
of Friday.
Senior Fatah leader Jamal Obeid told Ma'an that nearly one million
people, both Fatah and non-Fatah supporters, gathered at al-Saraya square to
join Fatah's anniversary celebrations, adding that the square had to be closed
off.
Senior Fatah figures such as Jibril al-Rajoub, Osama al-Qawasmeh, Abu
Ali Shaheen and Fadwa Barghouthi took part in the celebrations, with the
message of Friday's events focusing on ending the division with Hamas and
implementing national reconciliation.
A recorded speech by President Abbas was also shown to the crowds.
"Soon we will achieve unity and end the occupation, raising the
Palestinian flag over Al-Aqsa mosque and Jerusalem," Abbas said.
"Our whole lives under occupation and siege, our eyes are now fixed
on Jerusalem and we must all take this opportunity to combine our efforts,
hearts, and our determination to save Jerusalem, our capital."
Abbas praised the steadfastness of the Gazan people and the history of
the Fatah movement.
Palestinians
take part in a rally marking the 48th anniversary of the founding of the Fatah
movement, in Gaza City January 4, 2013.
"The success of the rally is a success for Fatah, and for Hamas
too," said Hamas spokesman Sami Abu Zuhri. "The positive atmosphere
is a step on the way to regain national unity."
Gaza's interior ministry said that security forces are in place to
ensure the safety of the public and Palestinian officials. They will also
facilitate the movement of people and traffic in Gaza City.
An Egyptian official told Reuters that Cairo was preparing to invite the
factions for new negotiations within two weeks.
It is the first time that Hamas has allowed Fatah to hold such events
since it took power in 2007 during a violent confrontation which bitterly
divided the West Bank and Gaza Strip.
Fatah also permitted a Hamas anniversary rally in the West Bank in
December for the first time, raising hopes of improving relations between the
rival factions.
The Fatah movement has long been a cornerstone in the nationalist
struggle for Palestinian independence and a dominant force within the PLO and
Palestinian Authority.
Si j’essaie de résumer mon hypothèse générale
sur la Palestine – hypothèse provisoire, cela va sans dire -, c’est que Palestine peut devenir le nom d’une Idée originale et créatrice : celle
d’un peuple d’un type nouveau, un peuple partageant une même terre entre gens
divers et aux religions contrastées, un peuple surtout dont l’unité ne se
mesurerait plus à la question de l’État – ce qui ne veut pas dire pour autant
qu’il n’y aurait pas un État palestinien (État unique recouvrant toute la
Palestine historique et ce qu’elle que soit son nom ultime) – mais à son
autoconstitution interne.
Ce qui débouche alors sans doute sur la
question de la Nation : ce peuple, ne se mesurant pas à la question de
l’État, pourrait d’autant mieux le faire qu’il ne se mesurerait pas lui-même à
une figure de Nation proprement dite. De ce point de vue, le fait de parler
d’un État bi-national n’est peut-être pas très heureux. Un État bi-lingue,
certes, mais peut-être pas bi-national. Le peuple palestinien serait
précisément de type nouveau, non seulement parce qu’il ne se mesurerait pas à
la question d’un État qui lui serait propre, mais aussi parce qu’il ne se
penserait pas comme peuple national ou binational.
Bien sûr, tout ceci est pour le moins
prospectif : je ne peux m’empêcher de penser que ce peuple va devoir
passer par de nouveaux et terribles désastres pour arriver à sortir de
l’impasse dans laquelle Israël l’enferme et s’enferme.
Il ne s’agit pas pour moi de faire ici de la
« prospective politique », en évaluant les chances de ceci et les
difficultés de cela. Il s’agit simplement de mettre des mots sur la manière
dont ce que j’ai vu à Gaza peut ouvrir un avenir politique.
Si un tel « peuple de type nouveau »
s’autoconstituait en Palestine, il me semble que cela relancerait alors , pour
l’humanité tout entière, la question du communisme.
Un tel voyage engage. S’il s’y agissait de
« mission », c’est moins de « mission en Palestine »
pendant le voyage que de « mission en France » à notre retour.
Pour ma part, j’envisage ceci.
D’abord réactiver l’association
« Musiciens avec Gaza » pour organiser de nouveaux « Gala pour
Gaza » en invitant cette fois les musiciens gazaouis de l’école de musique
de Gaza.
·
Réunion des « Musiciens avec
Gaza » : dimanche 13 janvier 2013 à 17 h chez moi.
·
Proposition d’un premier « Gala pour
Gaza » le jeudi 30 mai 2013 au ciné 104 de Pantin en seconde partie de la
séance Qui-vive.
·
Proposition d’organiser à Paris un
concert spécial pour ces musiciens gazaouis (concert différent de la formule
« Gala pour Gaza »).
·
Proposition d’organiser en mai prochain
d’autres « Galas pour Gaza » à Marseille, Montpellier et Morlaix.
Ensuite, organiser un nouveau voyage à Gaza à
l’automne 2013 cette fois d’une durée d’un mois avec trois objectifs :
·
participer à l’enseignement musical dans
l’école visitée ;
·
collaborer avec les départements de
français des universités de Gaza en proposant aux étudiants de pratiquer le
français ;
·
last but non least, retourner à Khan
Younes pour raconter l’histoire de réfugiés des quatre générations
1948/1967/1987/2006. L’idée serait d’en tirer un livre et un documentaire.
L’arrivée à Beit Hanoun a été étonnante. Nous
étions à 19 heures en pleine nuit et l’absence générale d’électricité
faisaitt que du bus on ne pouvait
plus voir aucun paysage.
De temps en temps, les phares du bus éclairent
un groupe de gens en bord de route et vous réalisez alors que vous devez être à
proximité de maisons.
Au bout d’un certain temps, le bus s’arrête.
Vous devinez des lueurs au loin. Vous descendez de l’autobus et vous vous
retrouvez, sans même l’avoir anticipé, à longer une file de gens venus dans la
pénombre vous souhaiter la bienvenue. Vous vous ressaisissez ; vous serrez
successivement la main d’une vingtaine d’hommes – mains fermes, de travailleurs
manuels – puis vous longez une file aussi longue de femmes – cette fois, vous
ne serrez plus la main mais vous regardez chacune dans les yeux leur renvoyant
le sourire qu’elles vous adressent. Ensuite on vous conduit à un chapiteau
blanc, éclairé, où l’on vous fait asseoir pour assister à un petit spectacle de
danses palestiniennes. Ce sont 5 jeunes hommes qui sautent à qui mieux mieux,
virevoltent, tendent les bras au ciel. Vous vous dites : « On se
croirait en Chine, en Albanie ou en URSS à l’époque du socialisme : même
rhétorique gestuelle pour dire le courage, la détermination, l’élévation et la
douleur. »
Bien vite, vous ne regardez plus la scène mais
vous scrutez la pénombre qui ceinture le chapiteau. Tout le village – c’est peu
dire : Wikipedia indique plus de 30.000 habitants à Beit-Hanoun, mais ce
soir-là, il y a une centaine seulement de Palestiniens – est rassemblé autour
de vous et vous regarde : pour eux comme pour vous, le spectacle n’es pas
sur scène mais dans la salle.
Il y a bien sûr les enfants, visages graves –
ce sont les seuls à suivre le spectacle, qui visiblement leur raconte une
histoire qui pour eux compte. Vous prenez en photo une petite fille derrière
vous : son visage vous fait penser à celui de votre femme au même âge.
Une
apparition dans la nuit
Mais il y a surtout les jeunes filles, venues
en groupe, qui s’amusent à regarder et comparer les garçons. Pouffées de rires,
gestes discrets pour montrer à son amie le garçon qui l’intrigue ou lui plaît.
C’est la première fois depuis votre séjour que
vous rencontrez autant de femmes, et toutes ici se sont mises en beauté.
Couleurs, foulards, visages brillants et profonds…
Le spectacle terminée, on vous achemine aux
étalages où les femmes du village vendent leurs broderies. Problème : il
n’y a pas de lumière et vous avez oublié à l’hôtel votre lampe de poche. Vous
ne voyez donc guère. Vous voyez bien qu’il s’agit ici de bracelets, non de
colliers, mais comment en choisir un plutôt qu’un autre dans cette pénombre.
Alors vous en achetez cinq en vous disant qu’il y en aura au moins un dans le
lot qui plaira à votre fille, à votre femme.
Une fois les achats faits, une collation est
servie et tout le monde se met à parler avec tout le monde, dans la plus grande
simplicité.
Il y a bien sûr le problème de la langue, qui
réduit les échanges à leur noyau immuable (dans l’ordre) : « Comment
t’appelles-tu ? D’où viens-tu ? Es-tu marié ? As-tu des
enfants ? »
Je me taille un joli succès auprès des
femmes : il est tellement délicieux de voir leurs yeux briller quand je
leur dis que j’ai huit enfants (je ne détaille pas pour la circonstance le
détail de la famille recomposée) que je ne peux m’empêcher de faire le malin en
exhibant ce nombre.
Un groupe de 4 jeunes filles me happe :
« Comment t’appelles-tu ? » « François » « C’est
un joli nom, mélodieux et doux : Françoaaaaaaaaas ». Je me délecte. Les jeunes filles rigolent, se poussent du
coude, demandent à celle qui parle mieux anglais de me poser d’autres
questions.
Partout le brouhaha des groupes et des
échanges.
Puis vient le moment du départ. Chacun est
triste. Une jeune fille me demande mon adresse électronique.
Je pars, enchanté de cette soirée, me
disant : « cela fait vraiment plaisi : ici, les femmes
sont des femmes, les hommes sont des hommes, les jeunes gens sont des jeunes
gens fougueux et les jeunes filles sont des jeunes filles… à
croquer ! »
Vous avez depuis longtemps entendu parler de
Khan Younes : son camp, ses réfugiés, sa misère.
Vous venez de Gaza-ville où la situation vous
apparaît relativement stabilisée : pas de mendiants à proprement parler
dans les rues, une circulation automobile soutenue partageant les rues avec les
chevaux et les ânes, et de grands hôtels – dont le vôtre – qui vous mettent mal
à l’aise.
Après une heure de transport pour parcourir
les 25 kilomètres qui vous en sépare, vous arrivez à Khan Younes par la
« grand route » de Gaza – celle qui traverse la bande du nord au sud
et qui n’est concurrencée que la route côtière.
Vous tournez à droite et le guide, que vous ne
connaissez encore que de loin, vous dit dans un français parfait (acquis par de
longues études au lycée français d’Alger) : « je vais cous
présenter ma famille. »
Vous sillonnez les rues puis les ruelles et
vous vous retrouvez un peu en hauteur, surplombant une ruelle poussiéreuse qui,
en contrebas, sépare deux pâtés de maison.
Votre guide – il s’appelle Attef (eâ-Tif en vérité [عاطف]) –
vous dit : « tout ce quartier, c’est ma famille. À Khan Younes,
tout est structuré par familles qui se regroupent par solidarité. Mes deux
grands-pères se sont installés ici en 1948 après avoir été chassés de leur
village. Depuis la famille s’accumule sur la même parcelle. Nous agrandissons
les maisons, comme on peut. Nous en sommes à la troisième génération qui vit
ensemble. Mais la quatrième génération qui arrive maintenant en âge de se marier
ne pourra plus se rajouter aux trois autres : il n’y a plus de place.
C’est un problème. »
Attef est très grand, très solide physiquement
(sa carrure est imposante) ; il doit approcher de la quarantaine ;
son ton de voix est régulier, toujours très calme, presque monotone. Une grande
tristesse se dégage de sa son impeccable courtoisie. C’est visiblement un homme
sur qui on peut compter. Il n’avait jamais vécu à Gaza avant d’y revenir, il y
a deux ans, pour aider sa mère dans l’école privée qu’elle a fondée. Il a fait
toutes ses études à l’étranger, se spécialisant, je crois, dans le commerce.
Vous voyez où habite cette famille, sans
pouvoir vous rendre compte du nombre de gens qui la peuplent : à cette
heure de l’après-midi (15 heures), il n’y a personne dans la ruelle.
Les maisons qui la bordent sont grises,
construites en dur – il ne s’agit aucunement d’un bidonville – mais vous
devenez la grande pauvreté, la misère peut-être, et surtout tout vous semble
gris et triste
Attef, comme toujours, est très prévenant à
notre endroit :« Ne descendez pas tout droit par là, vous pourriez
glisser et vous faire du mal. Nous allons faire le tour. »
Nous continuons notre chemin, la ruelle se
dissimule à nos yeux et nous tournons un peu plus loin sur la droite par un
sentier qui descend lentement. Le sol est de terre caillouteuse. Après un
virage de 180 degrés, nous parcourons en sens inverse une vingtaine de mètres
pour atteindre la ruelle vue d’en-haut. En passant devant une petite cahute,
trois personnes en sortent qu’Attef nous présentent : « Ce
monsieur est mon oncle, cette dame est ma tante, et cet homme moins âgé est un
jeune marié. Félicitez-le ! ». Le jeune
marié sourit timidement ; je lis de la tristesse dans son expression.
Qu’est-ce qu’être jeune marié dans cette situation peut bien vouloir
dire ? Je n’ai aucun moyen à ma portée pour y répondre. Cet homme est à un
mètre de moi ; il sourit, je lui souris, mais la distance entre lui et moi
me semble insondable, et ce d’autant plus que nous ne parlons pas la même langue.
Attef nous propose de continuer et nous
arrivons dans la ruelle entraperçue d’en haut. À notre approche sortent des
enfants, puis des femmes.
La chose se
répétera toujours dans cet ordre immuable : c’est d’abord la grappe des
enfants qui annoncent la présence populaire ; puis viennent les femmes
qui, sans doute, se demandent où sont partis leurs enfants. Ensuite seulement
arrivent les hommes qui, sans doute, se demandent où sont parties leurs femmes.
Les enfants ont moins de dix ans. À cet âge,
les petites filles ne sont pas tenues de cacher leur chevelure (l’impératif
musulman naît avec la puberté). Les enfants qui viennent à votre rencontre,
curieux de savoir qui sont ces Occidentaux venus en nombre, sont tous habillés
de bric et de broc et leurs habits sont gris, gris de poussière, gris de sable,
gris des salissures que tout enfant accumule en jouant. Tout chez eux est gris,
sauf leur visage, éclatant, éclatant d’un grand sourire, éclatant d’un regard
rieur faisant briller leurs profonds yeux noirs, éclatant de joie et de
jeunesse.
Quel rapport y a-t-il entre ce gris
poussiéreux et cet éclat des visages ? Vous ne comprenez pas. Vous tentez
de réfléchir, mais voici que les femmes viennent maintenant à votre rencontre.
Ces femmes ne sont pas habillées de gris mais
de couleurs vives ; les robes sont simples, comme les foulards dans les
cheveux, mais l’ensemble relève d’une savante composition des tons – vous le
sentez, mais vous ne sauriez analyser la chose (pour le plus grand plaisir de
votre femme et de vos enfants qui aiment à vous taquiner sur ce point, vous
avez toujours été imperméable à la logique des couleurs). Et tout le mouvement
des robes et des foulards convergent pour enchâsser de superbes visages, à
nouveau éclairés par de larges sourires et des regards rieurs. Vous recevez ces
apparitions comme une grâce inattendue, qui vous bouleverse sans que vous
compreniez exactement pourquoi. Tout se déroule dans la plus grande simplicité,
dans l’ordinaire le plus grand et pourtant vous ressentez qu’il y a là quelque
chose d’extraordinaire, d’absolument singulier.
Et devant ces gens, ces enfants – vous aimez
les enfants et êtes à l’aise avec eux en toute circonstance (sauf bien sûr
quand ils sont blessés et meurtris – c’est pour cela que vous ne voyiez pas
l’intérêt d’aller contempler, le temps d’un bref passage, la souffrance des
petits à l’hôpital Al-Shifa) – et ces femmes – vous admirez depuis longtemps la
beauté des femmes arabes, la profondeur de leur teint, leur allure de reines du
désert -, devant ces gens, vous vous sentez mal à l’aise : que leur dire
d’abord ? Elles ne parlent pas votre langue ni l’anglais, et l’arabe
littéraire que vous apprenez n’arrive pas à formuler des expressions de la vie
courante. Vous parlez un peu avec le corps, vous penchant légèrement pour
signifier votre respect. Mais tout ceci reste insigne : vous voyez bien
que ce sont eux les Rois et les Grandeurs et que vous n’êtes ici qu’un maigre
visiteur. Vous venez, vous partez mais eux demeurent.
Vos multiples sensations se bousculent sans
arriver à s’exprimer. Vous encaissez.
Attef vous emmène alors visiter un bâtiment en
rez-de-chaussée qui se trouve de l’autre côté de la ruelle. Il vous explique
qu’il s’agit d’une salle commune, accompagnée d’une cour intérieure, et que
ceci sert aux mariages mais aussi aux rencontres générales permettant de régler
collectivement les dissensions internes (vous auriez dit, en un autre temps,
« les contradictions au sein du peuple ».
Puis Attef vous propose de continuer, de
revenir en ville pour aller tous ensemble vous restaurer à l’intérieur du
château turc qui donne son nom à la ville. Il est près de 16 heures. Nous
n’avez plus mangé depuis le petit déjeuner à 7 h. du matin. La directive vous
semble judicieuse. Vous suivez Attef qui vous conduit jusqu’au fort par un
assez long dédale d’abord d’autres ruelles, puis de rues commerçantes jusqu’à
parvenir sur la grand Place et pénétrer dans le château en question où une
mosquée va gentiment vous offrir l’hospitalité pour vous asseoir et manger vos sandwichs.
Pendant tout ce temps, vous marchez solitaire,
yeux grand ouverts sur tous ces gens qui deviennent de plus en plus nombreux
dans les rues jusqu’à la place ultime, noire de monde et difficile à traverser,
oreilles aux aguets, tous les sens tournés vers l’extérieur pour capter et
espérer un petit peu comprendre la situation que vivent ces gens.
Plus vous avancez, moins vous comprenez les
angoisses qui vous assaillent à penser à ces enfants et ces femmes que vous ne
voyez plus mais qui restent, eux, attachés à la ruelle poussiéreuse. Plus vous
vous éloignez d’eux, et plus vous vous sentez bouleversé par cette grandeur
anonyme jaillie de la poussière, plus vous vous sentez requis d’arriver à vous
tenir, ne serait-ce qu’un instant, à hauteur de ces gens, et plus vous ne voyez
absolument pas comment y parvenir.
Quel rapport, fut-il disjonctif, est
envisageable avec ces gens simples, ces singularités porteuses de mille
courages et de mille persévérances là où vous vous sentez indigne de cette
majesté ?
Vous ne trouvez pas les mots pour fixer votre
trouble, d’autant plus perturbateur que vous ne vous y attendiez guère.
Des images vous assaillent : c’est la
première fois que vous mettez les pieds en Palestine, et votre enfance
chrétienne alimente vos références. Et vous vous dites : si quelque chose
comme le Christ existe (j’appelle Christ l’Idée
d’un homme générique ; nulle transcendance ici : une simple immanence
infiniment diagonale aux identités particulières), c’est ici qu’il est
aujourd’hui. Et si Noël qui vient d’être fêté (vous êtes un 29 décembre)
indique une naissance dans un misérable réduit sans lumière, alors c’est dans
une des maisons que vous venez d’approcher qu’un enfant Jésus vient de naître,
et il est né d’une de ces femmes dont le visage et le port vous rappellent ceux
des femmes filmées par Pasolini dans L’Évangile selon Saint-Matthieu.
Vos vous demandez, tout en marchant :
« Mais qu’est-ce qui m’arrive ? » Ce n’est pas la première fois,
dans votre longue vie militante, commencée en 1965 soit l’année même où l’OLP a
décidé le passage à la résistance armée, que vous croisez la grande pauvreté,
la détresse, la misère mais cette longue expérience ne vous est plus d’aucun
secours dans les ruelles de Khan Younes ; vous vous sentez sans ressources
subjectives pour arriver à soutenir cette compassion qui vous emporte
passivement. Et, à peine parvenu dans la mosquée, vous vous retirez dans un
coin sombre pour sangloter.
Vous êtes d’autant plus confus de tout cela
que vous avez l’impression que votre trouble pourrait vous disposer en
principal enjeu de la scène. Mais vous n’êtes qu’une plaque sensible sur
laquelle se projette la violence sans nom de la situation rencontrée et
traversée.
Vous ne savez plus que faire.
Vous sortez alors de votre poche le carnet
noir qui vous accompagne en cette enquête et vous commencez d’écrire pour
trouver les mots qui vous manquent.
C’est alors un poème qui vient.
Le voici.
« C’est
Marie, et son fils ! Serions-nous des Rois mages ? »
Clinamen
(Khan Younes, 29 décembre 2012)
Toi qui cours au devant
De la foule inconnue,
N’es-tu pas cette enfance
Préservant mon secret ?
Je n’ai donc plus besoin
De rechercher mes mots.
Ils m’attendent tout prêts
À l’ombre d’un silence
Dans ce pays sans vent
Aux objets imprégnés
De nuit et de lenteur.
Puisque tu m’accompagnes,
Entrouvre un peu la porte
Pour que l’obscurité
M’éclabousse les lèvres,
Pour que j’oublie mon corps
Au pli de ces ruelles.
Les noms de mon enfance
Observent à distance
La carriole qui passe
Et l’âne qui la tire
Sans lever de poussière
Tant son cours est paisible.
Enfance, protège-moi
De l’angoisse noyée
Au fond de ces yeux noirs
Qui me scrutent, m’interrogent
Me fixant rendez-vous.
Une fois écrit, l’émotion n’est pas évacuée –
elle vous ressaisira régulièrement pendant la suite de votre séjour à la seule
évocation du nom de Khan Younes – mais au moins quelque chose se trouve
désormais engagé : vous êtes passés, et les Palestiniens du camp
demeurent, mais vous avez décidé d’engager un travail pour demeurer à hauteur
minimale de la grandeur croisée.
Et vous vous dites : je reviendrai !
Je reviendrai, cette fois avec un projet
spécifique, non plus en touriste fut-il « militant ».
Je reviendrai vous voir, enfants et femmes de
Khan Younes qui enduraient cette existence depuis le moment où je suis né (je
suis né en 1947, un an avant la Nakba). Je
reviendrai vous voir arrière-grands-pères, grands-pères, pères et nouveaux
mariés, vous les quatre générations de 1947-1948 (Nakba), de 1967 (occupation
de Gaza par Israël), de 1987 (première Intifada démarrée à Gaza) et de 2006
(retrait israélien de la bande de Gaza). Je raconterai votre vie, ou plutôt
vous me la raconterez devant caméra et j’en tirerai un livre et un
documentaire.
Je reviendrai avec d’autres pour ce projet
pour contribuer a minima, à mesure de mes forces, à ce que vos existences de
courage et de gaieté dans la misère soient publiquement comptées comme telles.
Voici quelques visages de pêcheurs rencontrés
à Gaza-ville.
C’est pour moi à Derbalah, plus au sud, que la
rencontre d’un pêcheur particulier fut la plus marquante.
C’est un homme d’une cinquantaine d’années qui
s’est avancé pour témoigner de sa situation. Je ne sais trop pourquoi, il me
fait face et s’adresse à moi comme si je représentais tout le groupe.
Cet homme est un pêcheur, ayant 11 enfants. Sa
vie est dure, et le blocus israélien rend difficile la pêche de beaucoup de
poissons. Alors cet homme a décidé de s’endetter pour s’acheter un bateau plus
performant, plus rapide, qui puisse ratisser plus large dans la maigre bande de
mer accordée par les Israéliens. Il s’est donc procuré un bateau de 15.000
dollars – une telle somme, pour cet homme, pauvre, c’est énorme et représente
de nombreuses traites. L’histoire ne dit pas comment ce bateau a réussi à
rentrer dans la bande de Gaza.
Et bien, lors de la récente offensive
israélienne, un missile est venu tout spécialement réduire son bateau en
poussière. Pour tous les pêcheurs, il était clair que cet acte était
volontaire : ils sont persuadés que la surveillance permanente des drones
avait attiré l’attention des Israéliens sur ce pêcheur voulant sortir la pêche
gazaouie du Moyen Âge et qu’ils avaient décidé de le punir de cette prétention.
Voilà ce que me racontait ce monsieur, le
regard grave fixé dans le mien. Je me suis senti une fois de plus affreusement
impuissant face à cette détresse. Que répondre ? Je ne pouvais partir en
silence. Je n’ai trouvé moyen que de lui serrer la main en disant : « J’ai
8 enfants. », manière minimale de lui indiquer que je partageais avec lui
un peu d’humanité et le souci des pères pour les enfants à élever.
C’et en ce genre de rencontres que vous vous
sentez, en revenant en France, investi d’une vraie mission : témoigner et
faire ce qui doit être fait.
Voici
le compte rendu rédigé pour le site « Bienvenue en Palestine »
Dimanche 30 décembre, la nuit tombée – elle
tombe assez tôt sur Gaza en cette saison -, nous avions rendez-vous à l’école de musique de Gaza (devenue, depuis le printemps dernier,
la cinquième composante du Conservatoire National de musique Edward Saïd de Palestine) pour y rencontrer
enseignants et élèves.
L’accès à
l’école nous fut laborieux : l’adresse correspondait en effet aux anciens
bâtiments qui furent terriblement endommagés par les bombardements israéliens
de 200-2009, comme s’il s’était agi pour Israël de signifier aux Gazouis que la
musique n’était plus pour eux, que leur histoire culturelle et artistique
s’arrêtait là et qu’ils étaient condamnés désormais à simplement survivre.
Voici le plan
de l’ancien domaine de l’école :
Il n’en reste
rien et, pendant que les Palestiniens s’attachent à reconstruire l’ensemble,
l’école est reléguée dans un autre bâtiment, cantonnée à quelques pièces.
Une fois
trouvé de nuit le nouvel emplacement, nous sommes accueillis par le Directeur
Ibrahim Najjar [ابراهيم النجار] et par
son administrateur (mais aussi musicien) Khamis Abu Sha’ban [خـميـس أبوشعـبان].
Il nous souhaite la bienvenue et nous présente l’école : elle a cinq ans et enseigne, à une centaine d’élèves de 6 ans à 12 ans, le piano, le violoncelle, le violon, la guitare, le oud [عود], le qanun [قانون] et les percussions. L’école voudrait se développer mais ne peut accueillir les nombreux candidats par manque de place et de professeurs.
Il nous propose ensuite d’entendre un peu de musique palestinienne jouée par trois élèves (deux qanuns et un oud).
Au nom de toute notre délégation, je les remercie de ce témoignage de vitalité et leur indique que l’association des Musiciens avec Gaza compte en retour les inviter à venir jouer de la musique en France : rompre le blocus de Gaza, c’est non seulement leur rendre visite sur place mais aussi leur permettre de venir nous rendre visite.
La rencontre entre musiciens va ensuite prendre la forme d’une rencontre plus proprement musicale sous deux modalités successives. D’abord les enseignants jouent une musique traditionnelle sur laquelle j’essaie – laborieusement - de m’inscrire au piano : je ne suis pas familier de la musique arabe, laquelle est essentiellement monophonique, et le piano est un instrument harmonique. J’essaie donc, vaille que vaille, d’improviser une voix supplémentaire sur mon instrument et les musiciens palestiniens accueillent cet ajout avec une sympathie amusée.
Je leur présente ensuite un blues composé pour la circonstance – Gaza’s blues – et c’est désormais à eux de tenter – non moins laborieusement – de s’inscrire (qanun, oud et guitare) sur une musique qui leur est étrangère.
Un petit quiproquo initial accuse le caractère cocasse et improvisé de la situation : je leur parle de « mode », terme occidental qui ne peut être compris d’eux car le terme arabe propre à leur culture est celui de maqâm [مقام] - mais bien sûr, mode et maqâm ne sont pas synonymes…
Tout se déroule finalement dans la bonne humeur générale : qui d’entre nous pourrait, à cet instant de fraternité musicale, se rappeler que nous sommes en plein Gaza, surveillés en permanence par l’armée israélienne, enfermer dans une petite pièce suite aux destructions de la vaste école de musique ?
La soirée se prolonge ensuite par une série de morceaux joués individuellement qui donne désormais à notre rencontre la forme plutôt d’un petit concert.
Un élève nous interprète au piano divers morceaux dont l’un de sa composition (une fantaisie fougueuse de jeunesse, paraphrasant différentes tropismes musicaux, comme Liszt lui-même aimait à le faire pour ses amis).
Un enseignant nous joue ensuite à la guitare une étude en mi mineur puis enchaîne sur Yesterday (Beatles) qui réunit les voix de notre assemblée.
La soirée se parachève par l’hymne patriotique joué au piano par le Directeur et repris vocalement par la salle.
Au nom de « Bienvenue en Palestine », je remets alors au Directeur une somme de 1.000 euros représentant notre contribution à la souscription récemment ouverte par le Conservatoire et donne rendez-vous aux musiciens gazaouis pour un premier « Gala pour Gaza » en mai prochain à Paris.
Au total, on peut retenir de cette soirée plusieurs choses :
1. d’abord que la musique n’aime pas les blocus – la musique lève les barrières qui peuvent se dresser entre les peuples - et que les musiciens peuvent ainsi contribuer, par leur propre activité musicale, à de libres rencontres entre gens de différents pays ;
2. ensuite que Gaza reste déterminé à privilégier l’éducation de ses enfants, ce qui est un gage de capacité à soutenir la résistance de manière inventive ;
3. enfin que les Palestiniens font une belle démonstration de leur capacité à vivre pleinement leur existence, lors même qu’ils subissent un blocus intolérable. Finalement, ce sont les Palestiniens qui vivent sans peur avec la musique, là où les Israéliens ne font que survivre dans une peur continuelle.
Autant de raisons, finalement, de soutenir qu’assurément « Palestine vaincra ! »
Compte rendu renvoyé au prochain Qui-vive
« Annoncer Gaza ».
Compte rendu renvoyé au prochain Qui-vive
« Annoncer Gaza ».
Compte rendu renvoyé au prochain Qui-vive
« Annoncer Gaza ».
Compte rendu renvoyé au prochain Qui-vive
« Annoncer Gaza ».
*
[1] « La guérison »
[2] « Maison de Hanoun », roi philistin qui battît les Assyriens au VIII° siècle avant J.-C.
[3] Pieux musulman (642–728) qui transmit un très important nombre de hadiths (propos de Muhammad)
[4] Sultan d’Égypte (1180–1238), neveu de Saladin, qui combattit les Croisés
[5] « Le caravansérail de Yunus » : voir l’émir Yunus al-Nûrûzi (fin du XIV° siècle)
[6] Nom de la mosquée de Jérusalem, troisième lieu saint pour l’Islam
[7] « Le monastère des dattes »
[8] « Le repaire du coq »
[9] Nous nous y avancerons jusqu’à 100 mètres de la frontière israélienne, huit soldats israéliens sortis d’un véhicule blindé nous surveillant attentivement.
[10] Spinoza :
« L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort. » (Homo liber
de nulla res minus, quam de morte cogitat.)
[11] Redisons-le : une chose est d’avoir peur, une autre est de s’orienter selon la peur. Le courage n’est pas de ne pas avoir peur mais de n’avoir pas peur de la peur.
[12] Rappelons que les accords d’Oslo prévoyaient un droit des Gazaouis à 20 miles. Israël n’a jamais respecté cet accord, sans que les pays occidentaux n’y voient à redire…
[13] Si la guerre est bien « la continuation de la politique par d’autres moyens », alors en effet la victoire militaire reste politiquement surdéterminée.
[14] L’enjeu pour la pêche gazaouie est ici important : les fonds sablonneux, peu riches en poisson, s’étendent sur 6 miles de profondeur et ce n’est qu’au-delà de cette distance que les fonds marins deviennent pierreux et riches en bancs de poissons.